En 1993, au moment où il publiait «Regarder
Ecouter Lire», Claude Lévi-Strauss m’avait dit: «Ce sera mon
dernier livre.» Il est vrai que cette superbe gerbe d’études sur
les différents domaines de l’art qui avaient nourri sa vie et son œuvre
offrait toutes les apparences d’un bouquet final. Lévi-Strauss y
parlait de peinture, de musique, de littérature, avant d’en venir à
l’anthropologie… Oui, tout était là, embrassé sous un même regard,
relié par une même démarche. Malgré tout, je n’avais pas vraiment
cru à son affirmation. Et quand je le vois, je lui demande régulièrement
s’il a un nouvel ouvrage en chantier. Aujourd’hui, comme les fois précédentes,
il s’exclame: «Non, certainement pas! Je n’écris plus que des
petites choses: une préface, un compte rendu un peu développé sur le
plan théorique, ou un court article pour mettre au point en quatre ou
cinq pages une idée qui me tient à cœur, alors qu’il en faudrait
trente… Mais je ne me sens plus capable d’écrire des choses plus
longues.»
Comme toujours, des livres sont posés sur la table basse du salon. Je
suis intrigué par un énorme volume, au titre en portugais («Um outro
olhar», «Un autre regard»). C’est un album de photos sur les tribus
indiennes du Brésil, dans les années 1930. Lévi-Strauss m’explique: «Luiz
de Castro Faria était mon compagnon d’expédition en 1938-1939. Quand
j’ai publié, il y a quelques années, les photos que j’avais prises
lors de mes séjours dans les tribus indiennes [« Saudades do Brasil»,
Plon, 1994], il s’est décidé à publier les siennes, en même temps
que son Journal tenu lors de cette expédition. A l’époque, le régime
brésilien était un régime autoritaire, et un étranger ne pouvait pas pénétrer
à l’intérieur des terres sans être accompagné d’un inspecteur. On
avait donc affublé Luiz de Castro Faria, qui était alors un tout jeune
ethnologue, du titre d’inspecteur, en même temps qu’on lui permettait
d’aller sur le terrain.»
Certaines photos ressemblent à s’y méprendre à celles publiées par Lévi-Strauss:
on reconnaît les mêmes paysages, les mêmes personnes, notamment chez
les Nambikwara, que Lévi-Straus a rendus célèbres dans «Tristes
Tropiques» («Ils existent toujours, me dit-il, ils sont encore
quelques centaines»). Mais les clichés de Castro Faria nous montrent
parfois Lévi-Strauss lui-même, et sur l’une des photos on le voit…
en train de prendre des photos.
Un autre livre sur la table: les «Indian Myths and
Legends from the North Pacific Coast of America». «Ce sont les mythes que Franz Boas avait recueillis, et qu’il avait
publiés, en allemand, en 1895. Et ça n’avait jamais été traduit en
anglais. C’est une mine extraordinaire.» Lévi-Strauss a rédigé
la préface de cette édition. Il y décrit Boas comme «le plus grand
ethnologue de tous les temps», un de ces «géants de l’esprit
que le xixe siècle sut produire, et comme on n’en verra probablement
jamais plus».
Il avait employé à peu près les mêmes formules, à propos de Georges
Dumézil, lorsqu’il prononça le discours de réception de ce dernier à
l’Académie française, en 1978. Lui qui eut pour collègue Benveniste,
Braudel, Dumézil, lui qui fut lié d’amitié avec Merleau-Ponty, lui
qui dialoguait de livre à livre avec Sartre, comment voit-il la vie
intellectuelle d’aujourd’hui? S’y intéresse-t-il? «Je lis les
ouvrages qu’on m’envoie, mais ce n’est pas nécessairement ceux que
j’aimerais lire. Je suis trop en dehors de tout ce qui se passe pour
pouvoir vous répondre. Je ne suis plus dans le siècle. Vous savez, avec
l’âge, on perd aussi la curiosité intellectuelle.»
Mais tout de même, il doit bien être assez content de constater le
regain d’intérêt pour le structuralisme qui se dessine actuellement
dans l’université française: un jeune philosophe de Nanterre, Patrice
Maniglier, qui a publié dans «les Temps modernes» un article fort
remarqué sur son œuvre, s’apprête à soutenir une thèse sur Saussure,
et, de manière plus générale, on s’oriente à nouveau vers ce qui fut
l’un des grands mouvements intellectuels du xxe siècle. «Si c’est
vrai, je ne peux évidemment que m’en réjouir. Je sais que les travaux
que vous mentionnez sont en cours, mais je ne sais pas s’ils sont représentatifs
de ce qui se passe ailleurs dans l’université… Ce qui est indéniable,
c’est qu’il y a eu une éclipse du structuralisme dans les années
1980 et 1990. C’était lié, je crois, à Mai-68. Il y a eu, après
1968, et notamment dans l’anthropologie, un retour à l’esprit
sartrien et à une certaine pensée spontanéiste. Et j’ai trouvé plutôt
cocasse qu’il se soit trouvé par la suite des gens pour faire du
structuralisme une des manifestations de l’esprit de 1968, alors que
c’est tout le contraire.» En tout cas Lévi-Strauss reste fidèle
à ce structuralisme auquel son nom est associé: «Non pas à ce qu’une
mode éphémère en a fait, mais à cet effort pour ne pas se laisser
duper par le sentiment de l’identité personnelle, et pour tenter de découvrir
dans les faits sociaux des relations indépendantes des déformations
qu’introduisent les intérêts personnels du sujet, qu’il soit
individuel ou collectif.»
Quel regard porte-t-il sur l’anthropologie aujourd’hui? «Elle est
dans une situation critique, dans la mesure où il y a de moins en moins
de terrain, et qu’il est de plus en plus difficile d’y aller. Alors
les jeunes anthropologues regardent à droite et à gauche vers d’autres
disciplines: on voit renaître une anthropologie imbue de psychanalyse, de
philosophie, de science politique… Ce n’est plus l’anthropologie que
j’ai connue.» Et s’il évoque avec chaleur le travail de Philippe
Descola, aujourd’hui professeur au Collège de France, qui «est en
train de construire une œuvre», c’est essentiellement dans les
livres de ses «collègues brésiliens» qu’il voit actuellement
une grande vitalité de la discipline: «C’est là qu’une
ethnologie classique me semble persister, avec, en même temps, de très
grandes nouveautés. Ils travaillent principalement sur les sociétés amérindiennes,
mais c’est également une réflexion théorique de grande ampleur.» Lévi-Strauss
me montre alors deux livres posés sur sa table. Une épaisse «Encyclopédie
de la forêt» de Manuela Carneiro da Cunha – «un ouvrage fascinant»
– et un livre d’Eduardo Viveiros de Castro, dont le titre m’étonne:
«l’Inconstance de l’âme sauvage». «Ce sont les jésuites qui se
plaignaient beaucoup de cela aux xvie et xviie siècles parce que les
Indiens se laissaient convertir, puis le lendemain ils revenaient à leurs
croyances. Viveiros de Castro s’est intéressé à ce phénomène, qui
était alors perçu comme de "l’inconstance".»
Je lui demande ce qu’il lit en ce moment, en dehors des travaux de ses
collègues. «J’ai passé l’été à lire les romans anglais du
xixe: Jane Austen, Thackeray, Trollope, et Dickens: je l’avais lu quand
j’étais adolescent, et en français. Alors j’ai repris ces Dickens
classiques que je connaissais depuis l’enfance, mais cette fois je les
ai lus en anglais.» Et puis, ajoute-t-il, «j’ai relu Balzac, pour la
40e fois, dans un état d’enchantement total». On aura donc compris
qu’il fait assez peu de cas du roman contemporain: «J’ai l’impression
que le roman est un genre qui n’existe plus.»
Nous en venons à la politique. Claude Lévi-Strauss n’ignore pas que
son œuvre a été invoquée à de nombreuses reprises dans des débats
politiques au cours des dernières années, notamment par les adversaires
du pacs ou de l’homoparentalité. Mais il n’y a guère prêté
attention. Certes, il tient à réaffirmer que «l’anthropologie n’a
pas vocation à prescrire quelles solutions doivent adopter nos sociétés».
Mais s’il a laissé faire sans vraiment réagir, c’est, dit-il, «parce
que je n’attache pas une telle importance à ce que j’ai écrit que je
me sente obligé de réagir quand quelqu’un l’utilise de telle ou
telle manière. Je n’ai jamais eu l’idée que mon œuvre pouvait
servir de guide à mes contemporains. S’ils s’en servent à des fins
partisanes, c’est leur droit, mais,à mes yeux, c’est un contresens
total, voilà tout».
Nous abordons d’autres questions, comme celle du clonage: «Il me paraît
évident que dès lors que ce sera possible techniquement, ça se fera. Si
j’avais encore la force de me lancer dans un tel travail, j’écrirais
quelque chose sur la gémellité. Il me semble que les sociétés humaines
ont toujours ressenti une certaine fascination pour les jumeaux: parfois
de l’admiration, parfois de l’horreur. C’est ce qui va se passer
avec le clonage: quand ça existera, nous regarderons cela comme une
curiosité, peut-être une bizarrerie, mais ça sera parfaitement intégré
à la vie de la société.»
Quand nous évoquons la montée des intégrismes religieux, le propos de Lévi-Strauss
se fait plus ferme: «J’ai dit dans "Tristes Tropiques" ce que
je pensais de l’islam. Bien que dans une langue plus châtiée, ce n’était
pas tellement éloigné de ce pour quoi on fait aujourd’hui un procès
à Houellebecq. Un tel procès aurait été inconcevable il y a un demi-siècle;
ça ne serait venu à l’esprit de personne. On a le droit de critiquer
la religion. On a le droit de dire ce qu’on pense.» Mais alors, qu’est-ce
qui a changé? «Nous sommes contaminés par l’intolérance islamique.
Il en va de même avec l’idée actuelle qu’il faudrait introduire l’enseignement
de l’histoire des religions à l’école. J’ai lu que l’on avait
chargé Régis Debray d’une mission sur cette question. Là encore, cela
me semble être une concession faite à l’islam: à l’idée que la
religion doit pénétrer en dehors de son domaine. Il me semble au
contraire que la laïcité pure et dure avait très bien marché jusqu’ici.»
Quant aux dangers que les activités humaines et la pollution font peser
sur l’état de la planète, Lévi-Strauss s’en inquiète depuis si
longtemps qu’il peut me rappeler que c’était déjà «un des thèmes
centraux» de «Tristes Tropiques»: «Quand je suis né, il y avait sur
la Terre un milliard et demi d’habitants. Après mes études, quand je
suis entré dans la vie professionnelle, 2 milliards. Il y en a 6
aujourd’hui, 8 ou 9 demain. Ce n’est plus le monde que j’ai connu,
aimé, ou que je peux concevoir. C’est pour moi un monde inconcevable.
On nous dit qu’il y aura un palier, suivi d’une redescente, vers 2050.
Je veux bien. Mais les désastres causés dans l’intervalle ne seront
jamais rattrapés.»DIDIER ERIBON*
(*) Didier Eribon a publié un livre d’entretiens avec Claude Lévi-Strauss,
«De près et de loin» (Odile Jacob, 1988, rééd. en Opus poches-Odile
Jacob, 2001).
«Lévi-Strauss», par Catherine Clément, PUF, coll. «Que sais-je?»,
128 p., 6,50 euros. A noter que Claude Lévi-Strauss sera ce soir, 10
octobre, l’invité de Guillaume Durand, dans «Campus» (France 2,
23h15).
Jérôme
Garcin
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